Sur la frontière sino-indienne, les pourparlers n’empêchent pas l’aggravation des tensions

Début septembre, et bien que les relations entre la Chine et la France d’une part et la Chine et l’Inde d’autre part soient différentes, un Think tank indien (Law and Society Alliance) avait, comme l’IRSEM, publié un rapport qui recensait les « opérations d’influences » chinoises en territoire indien, déclenchant la aussi l’ire de Pékin. Cependant, à la différence du cas français, et malgré des rencontres plus ou moins régulières, le contentieux frontalier sino-indien est toujours vivace et il tend à s’aggraver de nouveau ces dernières semaines. Cela, dans une certaine indifférence en occident alors que, pour Pékin, si le premier front d’un conflit se situe dans les mers de Chine (méridionale et orientale), le second front, c’est l’Himalaya.

Outre Paris, peu de capitales européennes ont clairement condamné les mouvements de troupes de l’APL dans les territoires revendiqués par l’Inde. Pourtant, alors que l’UE cherche à définir sa stratégie pour l’Indopacifique, il n’est pas fait mention des tensions sino-indiennes. Au-delà de prévoir un renforcement de la coopération en matière de sécurité en Asie pour gérer les crises, avec l’Inde comme partenaire pilote, peu d’éléments concrets permettent de donner corps à ce partenariat, par exemple un appel au respect du droit international. Il est vrai que le cas du Ladakh est particulier, tout comme l’est le tracé de la frontière sino-indienne dans son ensemble.

C’est en ce sens que l’UE se distingue de l’AUKUS et du QUAD car elle propose d’autres types de partenariats, mais les tensions sino-indiennes ne sont pas à négliger pour autant. Un pays dont on ne comprend pas les questions sécuritaires se considéra difficilement comme un « partenaire naturel ». D’autant que certains médias indiens sont accusés par un Think tank bruxellois de favoriser les sentiments antichinois et antipakistanais au sein de la population indienne.

Voici le neuvième volet des Chroniques des tensions sino-indiennes.

1 – Les rapports sur les opérations d’influence, les nouveaux « miroirs des princes »

Dans les deux rapports précédemment cités, c’est la Chine qui était brocardée et ce type de publications tend à se multiplier vu l’importance prise par les différentes formes de média dans la « fabrique » de l’opinion. Néanmoins, en décembre 2020, plusieurs rapports du Think tank EU DisinfoLab, basé à Bruxelles et engagé dans la lutte contre la désinformation, seront publiés dans le cadre de la série Indian Chronicles. Ces derniers pointent du doigt l’agence de presse ANI et le groupe Srivastava, opérant dans plusieurs domaines (Commerce, Média, Santé, etc…), accusés de conduire depuis 15 ans des opérations d’influences visant à renforcer le sentiment antipakistanais et antichinois auprès d’une centaine de pays et différentes institutions, dont l’ONU et l’UE. Cette guerre de l’information devrait connaitre une nouvelle étape lors de la publication d’un rapport sur les opérations d’influences, mais cette fois, par la Chine. En tout cas, c’est ce que Liu Zongyi, un chercheur de l’Institute for International Strategic Studies de Shanghai appelle de ses vœux.

2 – La diplomatie et la frontière sino-indienne

À l’ouest, malgré des avancées, des blocages qui s’aggravent

Dans un premier temps, le Ladakh reste le point de friction le plus important et lors d’une rencontre bilatérale, le ministre indien des Affaires extérieures, S. Jaishankar, a profité du sommet de l’OCS pour préciser à son homologue chinois, Wang Yi, que tant que la confrontation militaire au Ladakh ne serait pas résolue, les relations resteront au plus bas. Ce fut aussi l’occasion pour lui de marquer son éloignement de la pensée d’Huntington dont la thèse sur le choc des civilisations avait été mise en avant par le Chef d’État-major de l’armée indienne quelques jours plus tôt et dans laquelle il serait plus que probable que la « civilisation hindoue » affronterait un jour la « civilisation confucéenne ».

L’essence même de la rencontre était un retour à l’époque de Nehru-Mao, au moment où une alliance, voire l’idée d’une fédération Inde-Chine, porterait le développement de l’Asie et favoriserait sa reconnaissance par les grandes puissances, mais, encore plus après Galwan, le mantra Hindi Chini Bhai Bhai a vécu.

Si les désengagements dans les zones de Gogra Post et Pangong Tso, à l’est du Ladakh, semblent effectifs, il reste encore de nombreuses « outstanding issues » et la multiplication des interlocuteurs du côté chinois ne facilite pas l’établissement d’un dialogue de confiance dans la durée. En effet, nommé en juillet 2021, le commandant du Western Theatre Command, le général Xu Qiling, a été remplacé en septembre par le général Wang Haijiang, le quatrième à ce poste depuis la montée des tensions en avril-mai 2020.

Alors qu’un hiver qui s’annonce rude approche, les zones de friction au Ladakh se situent autour de Hot Spring, Depsang Plains et de la région de Demchok et l’espoir de trouver une solution qui permettrait un désengagement comme dans les autres zones s’amenuise, car le ton et le vocabulaire ont changé. Lors de la treizième rencontre qui s’est tenue le 11 octobre 2021, les échanges furent, au mieux, infructueux, les deux parties s’accusant mutuellement de faire des demandes inacceptables, tandis que du côté de Pékin, les zones disputées ne relèvent plus d’une « simple » question de territorialité, désormais, il s’agit de souveraineté.

Aussi, de part et d’autre, on assiste une nouvelle fois à un renforcement des effectifs et des moyens déployés sur l’ensemble de la Line of Actual Control car un nouveau point chaud est [ré]apparu, c’est l’Arunachal Pradesh.

 À l’est, du nouveau

La visite, le 8 octobre, du vice-président indien, Venkaiah Naidu, dans l’État d’Arunachal Pradesh (le Tibet du Sud pour les Chinois) a déclenché l’ire de Pékin, la Chine ne reconnaissant pas ce « soi-disant État établi illégalement et unilatéralement » et protestant à chaque visite d’un officiel indien en son sein. Néanmoins, cette querelle sur cette visite semble mineure par rapport à la situation autour de plusieurs points situés autour de la Line of actual Control dans le secteur central, mais également dans celui de l’ouest.

À la fin du mois d’aout, une centaine de soldats de l’APL ont pénétré sur le territoire indien, à Barahoti bowl dans l’Uttarakhand, à travers la passe de Tunjun, une région dans laquelle les soldats chinois ne se sont quasiment jamais aventuré, même pendant le conflit de 1962. Les deux parties se sont entendues il y a plusieurs décennies afin de ne pas établir de camps ni de maintenir de troupes dans cette zone pour éviter d’en faire une zone de tensions. Désormais, malgré un échange de cartes en 2002, cinq zones du secteur central connaissent un regain de tensions, Barahoti en premier lieu, mais aussi Chuva-Chuje, Shipki La, Nilang-Jadhang et Lipu Lekh, situées dans l’État d’Uttarakhand, mais également dans l’Himachal Pradesh, à moins de 400 kms à vol d’oiseau de Delhi….

Quant au secteur est, plusieurs incursions de l’APL ont été recensées, dont une autour de Bum La, au nord de Tawang, avec l’optique, selon les militaires indiens, d’endommager les infrastructures de défense construites par l’Inde, l’armée indienne aurait même détenu brièvement des soldats chinois.

Si la guerre de l’information s’est un peu plus invitée dans le contentieux frontalier sino-indien, on constate que le nombre de zones de tensions s’est accru ces dernières semaines. Auparavant cantonnées à l’ouest, le centre et l’est de la Line of actual control sont désormais concernés. En plus du renforcement des troupes et des moyens sur place, les deux gouvernements favorisent le peuplement d’une frontière dégarnie par une population qui émigre vers les villes, la Chine ayant plus de réussites dans ce domaine par la construction de villages modèles. La frontière sino-indienne reste donc une zone de tension, une situation inquiétante si elle se maintient telle quelle, particulièrement lorsque l’hiver laissera place au printemps et que les patrouilles pourront reprendre de part et d’autre, faisant planer le risque d’un nouveau Galwan alors que les forces en présence sont beaucoup plus importantes qu’en juin 2020…

Pour aller plus loin:

1 – Les rapports sur les opérations d’influence, les nouveaux « miroirs des princes »

Bipindra N. C., Mapping Chinese Footprints and Influence Operations in India, Law and Society Alliance, August 2021

Charon Paul, Vilmer Jeangène, Les opérations d’influences chinoises, un moment machiavélien, IRSEM, octobre 2021

ANI, site officiel : https://aninews.in/

Srivastava Group, site officiel : https://srivastavagroup.com/

Machado Gary, Alaphilippe Alexandre, Adamczyk Roman, Grégoire Antoine, Subsequent investigation into a massive online and offline 15-year ongoing influence operation supporting Indian interests and discrediting Pakistan internationally, EU DisinfoLab, 2020.

2 – La diplomatie et la frontière sino-indienne

Varma K. J., China appoints Gen Wang Haijiang as new army commander to lead troops along Indian border, The Print, 7 Septembre 2021.

Shenesh Alex Philip, China has ramped up troops deployment, infra along LAC but so have we — Eastern Army commander, The Print, 19 octobre 2021.

Joshi Manoj, China’s Arunachal ‘Incursion’: Why India Should Look at the Bigger Picture, ORF, 12 octobre 2021

Chronique des tensions sino-indiennes, les récits

Vers une Forward policy 2.0 sur la frontière sino-indienne ? – aout 2021

Sur la Line of actual control, un désengagement plutôt discret – Juin 2021

Le LaC qui cache la forêt – Mars 2021

Malgré les négociations, les tensions persistent – Janvier 2021

Les tensions sino-indiennes au Ladakh, l’arbre qui cache la forêt – Novembre 2020

Siegfried et le Dragon, la situation sur la frontière sino-indienne – Octobre 2020

Tensions au Ladakh, le face-à-face s’inscrit dans la durée – Septembre 2020

La valse autour de la Line of Actual Control se poursuit – Septembre 2020