L’Inde et l’Océan indien, y renforcer son influence et contenir la Chine. 2 – Le Sri Lanka

Entre Delhi et Colombo, les relations bilatérales plutôt cordiales dans l’ensemble, ont parfois connu des périodes délicates. D’où la visite début octobre à colombo, à l’invitation de son homologue, du secrétaire indien aux affaires étrangères, Harsh Vardhan Shringla. Tout comme les Maldives, par sa proximité avec le territoire indien et les influences étrangères qui s’y manifestent, l’ile est un élément clé pour la sécurité de l’Inde. En février 2021, l’annulation par les autorités sri-lankaises d’un accord trilatéral entre l’Inde, le Japon et le Sri Lanka afin de développer le port de Colombo par la création d’un Eastern Container Terminal a soulevé quelques inquiétudes en Inde alors que, trois mois plus tard, un projet de développement majeur s’inscrivant dans le cadre de la Belt and Road initiative, Port City Colombo, était validé. Au-delà de cette lutte d’influence sino-indienne dans l’Océan indien qui n’est, somme toute, qu’un des aspects de la Neighbourhood Policy indienne, ou en sont les relations indo-sri-lankaises ? Et quels sont les facteurs qui influencent la relation bilatérale ?

1 – Des questions historiques toujours en suspens

La méfiance de Colombo vis-à-vis de la minorité tamoule

Repoussées par le précédent gouvernement, les élections qui doivent désigner les membres des neuf Conseils provinciaux devraient se tenir, selon le ministre des finances sri-lankais, Basil Rajapaksa, dans le courant du premier trimestre 2022. Si les autorités indiennes sont très attentives à une question de politique intérieure sri-lankaise, c’est qu’elles peuvent apporter une solution politique au manque de représentativité de l’importante minorité tamoule. Plus de dix ans après la fin de la guerre civile, le treizième amendement (13-A) à la constitution du Sri Lanka, voté en 1987 avec l’appui de Rajiv Gandhi, devait permettre aux ethnies formant la population de l’ile d’être mieux représentées, le sinhala et le tamoul devenant les langues officielles du pays, avec l’anglais comme langue commune.

Lors de sa visite, le secrétaire indien aux affaires étrangères a rencontré les représentants des diverses organisations tamoules comme la TNA (Tamil National Alliance), la TPA (Tamil Progressive Alliance) et la CWC (Ceylon Worker Congress). Les autorités indiennes s’inquiètent des divisions au sein de la communauté tamoule sri-lankaise qui pourraient remettre en cause l’application du treizième amendement. D’autant que le ministre en charge des provinces au sein du gouvernement sri-lankais conteste son application en raison des risques qu’il ferait courir au « bien être » de la nation. Si l’on prend en compte que le gouvernement aux affaires lors de la défaite de l’EELAM en 2009 était dirigé par les Rajapaksa, les appréhensions indiennes ne seraient pas dénuées de fondements.

La mort des pécheurs indiens

Chaque année, des pécheurs indiens, originaires pour la plupart du Tamil Nadu, sont arrêtés par les autorités maritimes sri-lankaises, accusés d’avoir péché illégalement dans les eaux territoriales du pays. Dans le même temps, leur matériel est saisi et même si l’Inde obtient la libération de ses ressortissants, les bateaux restent aux mains des douanes du Sri Lanka. Par exemple, en 2019, 210 pécheurs ont été arrêtés et 42 bateaux saisis. Si les chiffres sont inférieurs en 2020 en raison de la pandémie, respectivement 74 et 11, un incident sérieux s’est produit le 18 janvier 2021 dans lequel quatre pécheurs indiens ont perdu la vie lors d’une collision avec un navire de la marine sri-lankaise.

Pourtant, en novembre 2016, les autorités des deux pays avaient créé un Joint Working Group 2+2 avec les ministres des Affaires étrangères et les ministres en charge de la pèche, ceci afin de parvenir à un compromis et éviter les tensions. Malgré la quatrième rencontre du JWG qui s’est tenue le 30 décembre 2020, les discussions n’ont pas encore permis la mise en place de mesures concrètes.

La bureaucratie indienne dans le viseur

Alors que les autorités sri-lankaises peuvent être parfois méfiantes vis-à-vis de l’Inde dès qu’il s’agit d’une question concernant la minorité tamoule, les délais pour obtenir un prêt de la part de Delhi ne favorisent pas la conclusion rapide de certains partenariats. Par exemple, en 2020, il a fallu cinq mois au gouvernement indien pour accorder au Sri Lanka un moratoire sur le remboursement de sa dette alors que, dans le même temps, Pékin a accordé un prêt de 500 millions de dollars à Colombo en très peu de temps. Ainsi, quelles que soient les motivations des deux parties, la rapidité du processus de décision du côté chinois en fait un partenaire plus attractif pour le Sri Lanka.

2 – L’attribution des marchés

Lors de ses premiers mandats (2005-2014), la famille Rajapaksa a plutôt favorisé les investissements chinois dans le pays, laissant la tâche au « gouvernement de transition » de Sirisena (2015-2019) de céder pour 99 ans à des sociétés chinoises l’exploitation du port d’Hambantota. Avec l’affaire de l’ECT, accord signé sous la présidence de Sirisena, et le projet d’extension du port de Colombo, 62 acres gagnés sur la mer pour un investissement de 13 milliards de dollars, l’Inde s’inquiète de l’influence grandissante de la Chine dans l’économie d’un pays qui fait partie de sa zone de sécurité.

De plus, l’ECT n’est pas le seul contentieux. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Britanniques avaient développé le port de Trincomalee afin d’en faire un centre de stockage d’hydrocarbures d’une importance vitale pour l’effort de guerre. En 2003, un bail de 35 ans avait été signé afin qu’une filiale sri-lankaise de l’Indian Oil corporation assure l’exploitation du site de Trinco oil tank farm, qui comprend une centaine de citernes, en échange d’un versement de 100000 dollars US par an. Cependant, cet accord est remis en question par de nombreux parlementaires sri-lankais ainsi que des représentants syndicaux qui souhaitent reprendre le contrôle d’au moins une partie du parc.

Malgré ces soubresauts dans les relations bilatérales, des projets d’investissements sont validés par le gouvernement sri-lankais. À défaut de construire l’Eastern Container Terminal, une firme indienne, Adani Group, a conclu un accord avec les autorités portuaires sri-lankaises afin de construire le Western Container Terminal du port de Colombo. L’accord prévoit un investissement de 700 millions de dollars par la conclusion d’un partenariat public-privé.

3 – L’éducation, le tourisme et la santé, des coopérations qui fonctionnent

Après la défaite de l’Eelam en mai 2009, les relations bilatérales ont pu s’élargir à d’autres domaines, y compris sécuritaires. En effet, les deux pays partagent certaines inquiétudes vis-à-vis de la menace terroriste qui peut, comme en 2019 à Colombo lors des fêtes de paques, menacer la sécurité intérieure, mais également la sécurité maritime d’où la relance du Colombo Security conclave (voir L’Inde et l’Océan indien, y renforcer son influence et contenir la Chine. 1 – Les Maldives).

Mais c’est dans les domaines de l’éducation, de la santé et du tourisme que l’Inde possède un temps d’avance sur la Chine. L’Inde a ouvert ses universités et ses écoles d’ingénieurs à 400 étudiants sri-lankais et prévoit de construire un Indian Institute of Technology sur l’ile, ainsi qu’une école de langue dans le nord du pays, à Kandy. Dans le domaine de la santé, un accord de coopération entre les industries pharmaceutiques est en négociation, tout comme la construction d’une Zone économique spéciale dédiée aux industries de ce secteur.

Le tourisme et le people-to-people contact sont également au cœur de la stratégie du gouvernement indien qui souhaite mettre en avant les liens bouddhistes qui unissent les deux pays. Pour ce faire, Delhi a débloqué un prêt de 15 millions de dollars afin de créer des centres culturels et touristiques. Dans le domaine sportif, un partenariat entre l’Indian Premier League de cricket et la Lanka Premier League est envisagé.

Ainsi malgré la permanence d’une « ombre chinoise » qui plane sur les relations entre l’Inde et le Sri Lanka, il existe des domaines où la coopération est fructueuse et favorise le développement de l’ile. Et si, malgré l’affaire d’Hambantota, le gouvernement de la famille Rajapaksa s’engage dans des projets d’infrastructures de plus en plus importants avec des compagnies chinoises, l’Inde investit elle aussi dans l’ile, et pas uniquement dans les infrastructures. Si la question de la représentation de la minorité tamoule et les contentieux commerciaux peuvent troubler les relations bilatérales, Delhi s’efforce de ne pas laisser le champ libre à Pékin au Sri Lanka.

Pour aller plus loin :

China Harbour Engineering Company – Port City Colombo

Indo-Lanka Accord, 29 juillet 1987

Perera Yohan, Negative clauses in 13A will be scrapped: Weerasekara, Daily Mirror, 15 aout 2020

Anbumani Ramodos, Question N° 1201, Indian Fishermen killed by Sri Lankan Navy, Rajya Sabha, 11 février 2021

Shringla visits Trincomalee oil tank farm, key India-Sri Lanka economic partnership link, The Hindu, 3 octobre 2021

Fernando Natasha, Le gouvernement du Sri Lanka et l’élaboration d’une stratégie pour la ville portuaire de Colombo, OBOReurope, 17 aout 2021

Sappani Vijay, Charting a New Trajectory in India-Sri Lanka Relations, Observer Research Foundation, 8 septembre 2021