L’Inde, la crise ukrainienne et ses conséquences sécuritaires

Delhi se retrouve prisonnière d’un dilemme cornélien en raison de la crise ukrainienne, et ce, pour plusieurs raisons : ses liens avec la Russie, sa participation au QUAD et ses relations avec l’Occident, mais également les conséquences de cette crise sur sa sécurité et les équilibres géostratégiques dans son environnement régional. Tour d’horizon d’un dilemme qui pourrait avoir sa place dans l’Arthashâstra par l’étude de quatre problématiques.

1 – L’Inde et la crise ukrainienne

2 – Quel impact sur le Quad ?

3 – La relation Inde Occident, sous la menace des sanctions occidentales ?

4 – Un dilemme cornélien

Ainsi, alors que Delhi appelle au dialogue, se propose de jouer le rôle de médiateur (les liens entre l’Ukraine soviétique et l’Inde ne doivent pas être oubliés), elle se retrouve prisonnière d’une crise internationale qui fait peser une menace sur plusieurs intérêts stratégiques. Et il lui sera difficile de choisir un camp, car ce n’est pas non plus dans son intérêt, l’Arthashâstra vous dis-je….

1 – L’Inde et la crise ukrainienne

Au début du conflit, le Premier ministre Modi a échangé à la fois avec le Président ukrainien Zelenskyy et le Président russe Poutine, appelant au dialogue, à l’arrêt des violences, mais surtout au respect de l’intégrité et de la sécurité des ressortissants indiens, en particulier des étudiants. En effet, 24% des étudiants étrangers en Ukraine étaient indiens, et Moscou, vu l’histoire des relations indo-russes, se devait de faciliter leur rapatriement, mais le 7 mars, l’Inde a remercié l’Ukraine pour son aide plutôt que la Russie, Modi exprimant sa « profonde inquiétude » pour la sécurité de ses ressortissants devant l’intensification des bombardements sur les villes ukrainiennes.

Cela n’empêche pas Delhi d’être soumise à une intense pression diplomatique. La visite du Premier ministre japonais, Fumio Kishida, le 22 mars n’a pas permis d’obtenir de Delhi une condamnation de la Russie, les deux parties, tout en renforçant leur coopération bilatérale, faisant part de leur divergence de vues sur l’ordre international. Début avril, c’était au tout de la Secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères, Liz Truss, puis d’un conseilleur adjoint à la sécurité nationale, Daleep Singh, mais aussi de Sergey Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères.

Liz Truss, après sa rencontre avec le ministre indien des Affaires extérieures, Sri Jaishankar, ne put que constater les divergences de vues entre le Royaume-Uni et l’Inde sur le cas des sanctions contre la Russie. Daleep Singh, pour sa part, rappela les risques qui pesaient sur les pays qui contourneraient les sanctions occidentales, y compris pour l’Inde, tandis que Sergey Lavrov put s’appuyer sur les liens historiques entre les deux pays pour signer de nouveaux accords. C’est le cas dans le domaine de l’exportation vers l’Inde de pétrole russe à des prix intéressants, 15 millions de barils à 35% dollars US l’unité. A cette occasion, Sri Jaishankar répondit aux critiques occidentales en rappelant que les importations d’hydrocarbures venant de Russie ne représentaient que 1% des achats indiens et que la majorité des acheteurs étaient européens.

2 – Quel impact sur le Quad ?

Après la rencontre du 3 mars, un peu plus d’une semaine après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le communiqué final du sommet s’était principalement focalisé sur la région indopacifique, n’abordant que peu la crise ukrainienne. Malgré le fait que trois des membres condamnent ouvertement la Russie, l’Inde s’abstient de condamner la Russie, que ce soit à l’ONU ou sur la scène internationale. Le terme de « conflit en cours » s’étant substitué à celui d’« invasion ».

Malgré ces divergences, et les pressions américaines, ce n’est pas une surprise que le cas de l’Ukraine ait peu de places dans les discussions, la crise se déroulant hors du cadre géographique du QUAD et ne devrait pas impacter le fonctionnement du groupe. Cela a permis néanmoins d’initier un dialogue afin de mettre en place, au sein du QUAD, un programme d’assistance humanitaire en cas de catastrophe ou de crise.

Cependant, un point du communiqué final pose question. Si les pays membres s’accordent pour « réaffirmer leur attachement à un Indopacifique libre et ouvert », ils défendent également la « souveraineté et l’intégrité territoriale des États […] libres de toute coercition militaire, économique ou politique », un point que l’Inde avait déjà défendu en février 2022, mais qu’elle ne semble pas appliquer à la crise ukrainienne. C’est un exemple de cette « constructive ambiguity » qui tend à être une marque de fabrique de la politique étrangère indienne, une maxime qui aurait toute sa place dans l’Arthashâstra.

Le format du QUAD, minilatéral, permet à chaque membre de garder une certaine liberté dans la définition de leurs stratégies et de leur politique étrangère. À la différence du multilatéralisme onusien, les divergences au sein du QUAD ne doivent pas remettre pas en cause sa finalité, défendre les intérêts des membres en Indopacifique. En ce sens, le communiqué final semble indiquer que la crise ukrainienne n’affecte pas le QUAD, à cette heure, et que l’Inde, malgré quelques ambiguïtés, n’en est pas le maillon faible.

3 – La relation Inde-Occident, sous la menace des sanctions occidentales ?

L’Inde, en tant qu’importateur massif de matériel militaire russe, peut-elle être affectée par les sanctions occidentales qui visent les intérêts russes ? En effet, les sanctions américaines peuvent perturber la fourniture de S-400, la location de sous-marin de classe Akula-2, l’exportation du missile BrahMos alors que Delhi commence à glaner des contrats en Asie du Sud-Est, etc… Dès le début du conflit, le secrétaire d’État indien aux affaires étrangères, Shringla, déclarait que ces sanctions allaient affecter la relation bilatérale, mais qu’il était encore trop tôt pour savoir de quelle manière.

Ce sera un élément important qui, lui, pourrait affecter le fonctionnement du QUAD, car si des sanctions venaient à perturber la fourniture d’équipements militaires, cela aurait pour conséquence d’affaiblir l’Inde face à la Chine au moment où les neiges commencent à fondre et que les patrouilles vont s’intensifier de part et d’autre de la Line of Actual Control.

Ce faisant, l’Inde tente de maintenir une position neutre, mais la crise aura un impact sur ses capacités, sanctions ou pas. En effet, sur la période 2017-2021, 46% des importations indiennes d’armement venaient de Russie, loin des 70% des années 1980-1990, mais elles restent significatives. Avec la guerre, le matériel destiné à l’exportation va certainement se retrouver sur le front, compliquant la tâche pour Delhi, alors que Moscou demande à Pékin de lui fournir du matériel militaire…

De plus, voir les États-Unis accroitre à nouveau leur présence en Europe peut inquiéter Delhi même si Washington affirme qu’ils peuvent « chew the gum and walk at the same time », et rester impliqués sur les deux tableaux, Europe et Indopacifique. Que se passerait-il si Pékin choisissait de reconnaitre le Pakistan Occupied Kashmir comme indépendant, comme Moscou l’a fait pour le Donbass ?

4 –  Un dilemme cornélien

Au vu de leurs relations bilatérales, l’absence de condamnation claire de l’invasion russe de l’Ukraine par l’Inde n’est pas une surprise. Si, pendant la guerre froide, l’Inde dépendait fortement des exportations militaires russes, la Russie post soviétique a pu compter sur ses exportations pour sauver une partie de son industrie de défense. Et c’est la mise en place de projets communs, comme le BrahMos, qui lui a permis de maintenir en vie des projets de recherche-développement. Plus autonome aujourd’hui grâce aux exportations d’hydrocarbures, la Russie n’en reste pas moins un allié fiable de l’Inde.

Pour Delhi, la situation n’est pas aussi limpide, elle peut compter sur un soutien diplomatique russe, mais elle ne doit pas oublier non plus que ce soutien à des limites, comme ce fut le cas en 1971 lors de la troisième guerre indo-pakistanaise, quelques mois après la signature du traité de paix, d’amitié et de coopération. Les demandes d’assistance de Moscou auprès de Pékin afin d’obtenir du matériel militaire pour conduire ses opérations en Ukraine ne feront que renforcer les liens entre la Russie et la Chine, voire d’imaginer une certaine dépendance de Moscou, pour ne pas dire vassalité.

D’autre part, l’absence de condamnation de l’invasion russe irrite ses alliés du QUAD et autres partenaires occidentaux. Si les sanctions américaines perturbent, en plus des besoins de l’armée russe, le renforcement des armées indiennes, Delhi peut se retrouver dans une position délicate à la fois sur le plan militaire, mais aussi diplomatique. Cela n’empêche pas l’idée de nouvelles coopérations, comme la proposition britannique d’assister l’Inde dans le développement de ses avions de combat, mais les difficultés rencontrées dans ses programmes « indigènes », à l’exemple du projet P-75I dont se retire de nombreux compétiteurs, ne sont pas des signaux rassurants pour la sécurité et l’intégrité du territoire indien.

Pour aller plus loin :

Ministry of External Affairs, Government of India, Joint Readout of Quad Leaders Call, 3 mars 2022.

Pentagon Press Secretary John F. Kirby Holds a Press Briefing”, U.S. Department of Defence, 27 janvier 2022.

Hindustan Times, India sticking to S-400 deal with Russia despite threat of possible US sanctions, 27 janvier 2021.

Ministry of External Affairs, Transcript of Special Briefing on Ukraine Situation by Foreign Secretary Shri Harsh Vardhan Shringla, 24 février 2022.

The Indian Express, Explained: 5 reasons why Japanese PM Fumio Kishida’s India visit is important, 20 mars 2022.

French defence firm pulls out of India’s P-75I submarine project, 3 mai 2022.