Le désarmement nucléaire en Indopacifique, un idéal confronté à la Realpolitik

Le dernier rapport du SIPRI fait état d’une légère diminution du nombre d’armes nucléaires, mais en revanche, il constate la multiplication des vecteurs et la modernisation des engins. Si l’ASEAN et les iles du pacifique, comme la République des iles Marshall, militent pour un désarmement nucléaire (le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TPNW) étant entré en vigueur en janvier 2021) cet idéal doit composer avec les réalités géopolitiques de la région.

La crainte des armes nucléaires

Selon le SIPRI, neuf puissances nucléaires (déclarées ou non) possèdent plus de 13000 armes nucléaires dont 2000 seraient déployables rapidement. De plus, alors la menace de destruction mutuelle assurée, et d’autres facteurs, avaient permis la signature des accords START afin de réduire le nombre des armes stratégiques, ils n’impliquaient que les États-Unis et la Russie. Mais au 21ème siècle, c’est en Asie que le nombre d’armes nucléaires risque d’augmenter, tout comme les vecteurs qui pourraient être utilisés.

Modernisation et déploiement

Les informations sur la construction d’une centaine de silos dédiés au lancement de missiles balistiques intercontinentaux par la Chine tendent à confirmer cette tendance. Dans le même temps, elle modernise ses missiles balistiques (ICBM) de type DF-31, déploie ses missiles de portée intermédiaire DF-26 et développe un nouveau missile, le DF-41. Cependant, la Chine n’est pas la seule à moderniser son arsenal. En février 2018, les États-Unis de l’ère Trump, dans leur Nuclear Posture Review, avaient annoncé leur décision de renforcer leur capacité par le déploiement de nouveaux missiles balistiques pour équiper leurs SNLEs, de type Trident-W76-2, ainsi que par le développement d’un missile de croisière navale armé d’une ogive nucléaire. La Russie vient de lancer son quatrième SNLE de classe Boreï, d’augmenter le nombre d’ICBM en service, mais également d’accélérer le déploiement au sein de sa marine de surface du système de missiles multirôles de type Kalibr. L’Inde et le Pakistan sont sur la même voie tandis que la Corée du Nord ne diminue en rien ses efforts pour développer des missiles à courte et longue portée.

À chacun son traité….

Ainsi, les États dotés de l’arme nucléaire (EDAN), membres du Conseil de sécurité de l’ONU, et les autres États dotés de l’arme nucléaire, mais non-signataires du Traité de non-prolifération (Inde, Pakistan, Israël), doivent composer avec ceux qui militent pour l’interdiction des armes nucléaires. En 2017 s’est ouvert à la ratification un traité allant en ce sens, le Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons (TPNW), qui, ayant le nombre de signataires requis, est entré en vigueur le 22 janvier 2021.

La justice internationale, rempart contre les armes nucléaires en Indopacifique ?

Dans les années 1980, un état du Pacifique, la République des îles Marshall (RIM), avait intenté une action en justice contre les États-Unis (auprès d’une cour fédérale américaine) afin d’obtenir des dédommagements en raison des préjudices subis suite aux essais nucléaires atmosphériques menés par Washington sur l’atoll de Bikini. Si l’affaire se régla autrement, par un accord d’association entre la RIM et les États-Unis et la création d’un tribunal chargé de statuer sur le litige, cette plainte ne sera pas la seule.

En 2014, la RIM saisit la Cour internationale de Justice et porta plainte contre les neuf états possesseurs d’armes nucléaires (Chine, France, Inde, Corée du Nord, Israël, Pakistan, Russie, Royaume-Uni et États-Unis) en vertu de quoi ils n’auraient pas respecté l’article 6 du Traité de Non-prolifération. Celui-ci stipulait que « Chacune des Parties au Traité s’engage à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire, et sur un traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict et efficace ». Parmi ses neuf États, seul trois avaient accepté l’idée d’être éventuellement poursuivi, l’Inde, le Pakistan et le Royaume-Uni. Cependant, dans les trois cas, la CIJ décida qu’elle n’avait aucune juridiction en la matière.

L’impact du TPNW en Indopacifique

L’ASEAN, centralité de ce concept, avait, dès 1971, déclaré la région comme une zone sans armes nucléaires lors de la signature du traité ZOPFAN, Zone of Peace, Freedom and Neutrality. Le ralliement de 9 de ses 10 membres au TPNW, Singapour s’abstenant, ainsi que celui des iles Tuvalu a permis d’obtenir le quota nécessaire permettant l’entrée en vigueur du TPNW. Néanmoins, ce dernier ne fait pas l’unanimité en Asie, le Japon et la Corée du Sud, profitant du parapluie nucléaire américain, n’ont pas rejoint l’initiative tandis que Washington la désapprouve clairement.

Ainsi, ceux qui possèdent l’arme nucléaire ne font pas partie d’un traité censé les interdire, rendant l’initiative vouée à l’échec si les circonstances n’évoluent pas, risquant même d’aggraver les tensions entre certains pays. Tandis que l’Inde peut profiter de sa position au sein du QUAD pour faire oublier son statut ambigu de puissance nucléaire, et remercier l’Amérique de Georges W. Bush pour l’accord sur le nucléaire civil, que le QUAD condamne les tests de missiles nord-coréens, l’ASEAN se retrouve dans une situation délicate.

Le Hedging, une pratique hasardeuse

En effet, malgré une pratique de plus en plus répandue de la stratégie du hedging au sein des pays de l’association, elle a besoin du soutien du QUAD et des États comme la France et le Royaume-Uni pour servir de contrepoids à l’affirmation de la puissance chinoise, et faire respecter le droit international en Indopacifique. Militer pour le désarmement nucléaire alors que la stabilité de la région est en partie due, pour le meilleur ou pour le pire, à la présence de ces armes peut être vu comme une autre forme de hedging de la part de l’ASEAN. Bien qu’elle ait le droit, voire le devoir, de ne pas choisir, à trop vouloir chercher l’équilibre, elle pourrait se retrouver piégée dans une lutte qui la dépasse.

Pour aller plus loin (en anglais) :

Are Nuclear Weapons Gaining New Salience in National Security Strategies?

SIPRI Yearbook 2021

China Is Radically Expanding Its Nuclear Missile Silos

Nuclear Posture Review

A nuclear sea-launched cruise missile will help deter nuclear aggression

Treaty on the prohibition of nuclear weapons

Compact of Free Association 

Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires

Voir également ce rapport sur la stratégie nucléaire chinoise et ses implications pour l’Inde

China’s Nuclear Ambiguity and its Implications for India