Les tensions sino-indiennes

Les premiers accrochages

L’insurrection tibétaine et la relation sino-indienne Après l’insurrection tibétaine de mars 1959 et l’arrivée du Dalaï-lama en Inde le 3 avril, l’APL se lance

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L’historique du tracé sino-indien

Secteur occidental de la frontière sino-indienne

Le secteur occidental : Aksaï Chin/Ladakh

La fixation des frontières dans ce secteur concerne principalement les régions du Ladakh et de l’Aksaï Chin ou l’Inde affirme exercer sa compétence souveraine depuis longtemps. Jusqu’au 19ème siècle, les hautes terres désolées de l’Aksaï Chin étaient peu peuplées et rarement explorées, peu d’invasions ou de migrations étaient passées par les cols des montagnes de Karakoram. Traditionnellement, ces cols marquaient la frontière entre la Chine et le Tibet, mais aucune démarcation précise ne fut établie. La chronique des rois du Ladakh au 10ème siècle fait déjà état d’une frontière traditionnelle bien connue, de nombreux documents étayant cette prétention. L’Inde évoque notamment les cartes tirées d’oeuvres chinoises connues telles le Nei Fu Yu Tu (1760) ou le Hsin Chiang tu Chih (1911) indiquant clairement comme relevant de la compétence indienne la zone du plateau d’Aksaï Chin et les plaines de Lingzhi Tang. L’Inde souligne le caractère officiel qui s’attache à ces cartes puisque la législation chinoise souligne la nécessité d’une autorisation gouvernementale pour la publication de cartes indiquant les frontières. De son côté, le gouvernement de Pékin soutient que les territoires en litige sont soumis à son autorité, qu’ils ont de tout temps appartenu à la Chine et que l’Aksaï Chin est une partie intégrante du Xinjiang, ayant toujours constitué une artère commerciale entre cette région et le Tibet, la « Route de la Soie ».

En 1834, la confédération Sikh, qui dominait une grande partie du nord de l’Inde ainsi que la région du Jammu et Kashmir, conquiert le Ladakh. En 1836, le dirigeant des Sikhs, Zorawar Singh, envahit le Tibet. Cette expédition, après quelques succès, s’avère désastreuse. Singh trouvera la mort à la bataille de To-Yo en décembre 1841 et les forces tibétaines et chinoises contre-attaquent et envahissent le Ladakh. En 1842, un traité de non-agression est signé entre le Ladakh et le Tibet, traité qui sera interprété plus tard comme un traité de définition des frontières, mais il n’en est rien. En 1846, la défaite des Sikhs à Aliwal transmit la souveraineté du Ladakh aux Britanniques qui contactèrent les officiels Chinois pour négocier les frontières. Deux commissions furent organisées en 1846 et 1847 pour en définir le tracé. Elles placèrent des bornes aux deux extrémités, le lac de Pangong et la passe de Karakoram, mais la frontière entre ces deux zones resta floue. En 1865, le Britannique Johnson, employé par le Maharaja du Cachemire, proposa un tracé qui plaçait l’Aksaï Chin au Cachemire. Ce projet de tracé était le résultat d’une enquête commencée en 1864. Il fut aidé dans sa tâche par John Ardagh, alors responsable du renseignement militaire dans la région. Pékin rejeta cette ligne Johnson-Ardagh, comme les Britanniques qui avaient des doutes sur le tracé, car il passait parfois à plus de 100 kilomètres au-delà de leurs revendications et le territoire s’avérait difficile à défendre. Ils décidèrent de prendre en main les négociations, Johnson démissionna, mais malgré les critiques, sa frontière apparut sur des cartes britanniques dès la fin des années 1860. En 1874, une carte du Cachemire est publiée selon les notes de F. Drew. Ancien gouverneur du Ladakh, il a mené une enquête dans la région pour établir une carte documentée, tenant compte de l’histoire et des traditions. Il place la passe de Karakoram comme une frontière naturelle à la différence de Johnson-Ardagh alors que le reste de la ligne de démarcation est peu précise. Cette carte ne sera jamais déclarée comme officielle, mais à la fin des années 1870, il y a déjà deux frontières pour l’Aksaï Chin, une définie par la ligne Johnson-Ardagh et une définie par F. Drew.

En 1878, les Chinois restaurent leur autorité sur la province du Xinjiang et établissent un poste-frontière au nord de Shahidula, ville du nord-est de l’Aksaï Chin. Cela implique qu’ils considéraient les montagnes de Kunlun comme en dehors de leur juridiction. Cependant, voyant qu’il n’y avait pas de gouvernance réelle dans la zone, ils occupèrent Shahidula en 1890 et revendiquèrent les montagnes de Karakoram comme la frontière sud du Xinjiang. Ils y placèrent en 1892 des bornes frontalières au niveau de la passe sur l’ancienne route reliant le Xinjiang et le Ladakh. En 1896, George Macartney, le représentant britannique à Kashgar[1]Une ville du Xinjiang., entreprit de discuter du problème frontalier avec des représentants du gouvernement chinois et russe présents dans la ville. Le père de George Macartney, Halliday Macartney, était de la même famille que Sir Georges Macartney, un important consul britannique auprès du gouvernement de Pékin au 18ème siècle. Sa mère était d’origine chinoise, il parlait couramment chinois et connaissait bien la culture locale. Macartney était en désaccord avec la ligne Johnson-Ardagh et il proposa que l’Aksaï Chin soit divisé en deux. Au nord de la chaîne des Lokzhung[2]Lokzhung est un village du Ladakh au confluent de la rivière Nubra et Shyok., le territoire serait chinois, au Sud britannique, la délimitation se situant au niveau des montagnes de Karakoram.

Le 14 mars 1899, le consul britannique en Chine, Sir Claude Macdonald, soumit au gouvernement central les propositions de Macartney, mais sans fournir de cartes précises, seulement des indications écrites. Pékin transmit ces indications au gouvernement du Xinjiang qui ne souleva pas d’objections, mais il n’y eut pas de confirmation rapide de la part de Pékin. Le temps qu’elle arrive, les Britanniques étaient déjà en train de reconsidérer la question suite à un changement de gouvernement qui fut fatal au projet de Macartney-Macdonald. Pendant toute une décennie, les Britanniques ne proposèrent aucune discussion aux Chinois, mais en 1907 ils contestèrent les bornes érigées par eux en 1892, arguant qu’elles n’avaient pas de légitimité ayant été installée unilatéralement et sans concertation. Les Chinois envoyèrent une équipe d’enquêteurs dans l’Aksaï Chin qui dessina une carte où, à nouveau, la passe de Karakoram marquait la frontière sino-indienne.

Après la révolution chinoise de 1911, Russes et Anglais discutèrent de la frontière sans en référer aux Chinois, mais après les révolutions russes de 1917, les Britanniques ne voyaient plus la nécessité d’un contrôle de Pékin sur la région. Le vice-roi des Indes, Lord Elgin, considéra alors la ligne Johnson-Ardagh comme la frontière officielle dont héritera l’Inde indépendante, mais aucune borne ne fut installée. En 1940, la Grande-Bretagne n’avait toujours pas tenté d’établir des avant-postes ou d’exercer son autorité sur l’Aksaï Chin et la Seconde Guerre mondiale avait fait passer au second plan les problèmes de frontières. Lors des négociations entre l’Union indienne et la République populaire de Chine, sur lesquels nous reviendrons, la RPC revendiquera successivement deux frontières différentes dans cette zone, la ligne de 1956 et la ligne de 1960.

Secteur central de la frontière sino-indienne

Ce sont les régions du Bhoutan et du Sikkim qui sont concernées par le contentieux frontalier dans cette zone. Les autorités chinoises ont exprimé certaines revendications territoriales dans la vallée de Spiti, le col de Shipki, la région de Nilang et Bara Hoti soit une superficie totale de 2000 kilomètres carrés. Elles fondent essentiellement leur argumentation sur l’appartenance des habitants de ces régions au peuple tibétain. Mais elles faisaient allégeances à la fois aux Britanniques et au gouvernement tibétain depuis des décennies et tant que la Grande-Bretagne était sûre de sa puissance, elle se contentait d’une frontière informelle. La région du Bhoutan a été traditionnellement placée sous son contrôle, en 1774 un traité fut signé entre les autorités du Bhoutan et la Compagnie anglaise des Indes Orientales, aux termes duquel un tribut annuel serait payé à la compagnie. Par conséquent, l’influence britannique ne cessa de s’affirmer au point qu’un traité, conclu en 1910, leur confia la conduite des relations extérieures du royaume. Quant au Sikkim, il constituait un protectorat britannique, dont le statut fut défini par un traité signé en 1890 à Calcutta conclu entra la Chine et la Grande-Bretagne. Aux termes de celui-ci, la Chine s’engageait à respecter la frontière entre le Tibet et le Sikkim. Ces dispositions furent confirmées par le Tibet dans la convention de 1904.

Secteur oriental de la frontière sino-indienne

Le secteur oriental : NEFA/Arunachal Pradesh

La Chine revendique la souveraineté sur de vastes régions en se fondant sur plusieurs arguments. Le premier argument est d’ordre ethnique, les habitants de cette région appartenant à l’ethnie tibétaine et les lieux sont pour la plupart désignés en langue tibétaine. Les Indiens répliquèrent qu’il était impossible de faire reposer des revendications territoriales sur des bases ethniques ou philologiques, sans remettre en cause la souveraineté de tous les États sur leur territoire. Ils ajoutèrent que la majeure partie du Tibet et une grande partie du Xinjiang portaient des noms de lieux d’origines sanskrites ou prakrites et pourraient bien être revendiquées, en suivant ce raisonnement, comme faisant partie de l’Inde.

En 1826, la Grande-Bretagne prit le contrôle de Manipur et de l’Assam après la Première Guerre anglo-birmane (1824-1826) et le traité de Yandaboo. Avec ces nouvelles régions sous son contrôle, elle partageait désormais une frontière commune d’environ 1100 kilomètres avec la Chine. C’est une zone montagneuse et peu peuplée, bordée également par le Tibet et la Birmanie. La partie nord de l’Assam deviendra en 1951 la North-East Frontier Agency, la NEFA, une zone de 32000 km² qui cristallisera les tensions sino-indiennes après le retrait des Britanniques. L’ouest de l’Assam, comme le Bhoutan, était culturellement très proche du Tibet et durant tout le 19ème siècle, cette zone était une importante voie commerciale entre ce pays et l’Inde. En 1847, le major Jenkins, représentant du gouvernement local de l’Assam, considérait dans un rapport que la région autour de Tawang faisait partie du Tibet. Il rappelait que Tawang avait été fondée par le gouverneur de Lhassa. Cette souveraineté fut confirmée en 1872 par des officiels Tibétains et à nouveau le 1er juin 1912 par les Britanniques.

En 1873, la Bengal Eastern Frontier Regulation divisa l’Assam en deux zones, la ligne intérieure et la ligne extérieure. La ligne intérieure était une ligne administrative située dans les zones tribales de l’Assam que les chasseurs et marchands ne pouvaient pas franchir et où aucune taxe n’était prélevée. La ligne extérieure marquait la frontière internationale de l’Inde britannique, mais elle n’était pas entièrement bornée à part dans la région du Bhoutan. Après l’occupation de Lhassa par les Britanniques, les Chinois tentèrent d’accroître leur influence au Népal et au Bhoutan entre 1905 et 1910. Ils posèrent une borne frontière au niveau de la ville de Walong, les Britanniques n’avaient pas pu protester, car il reconnaissait que Walong était située à la frontière avec le Tibet. En 1911, ils réagirent avec une expédition menée par le major général Hamilton Bower qui avait pour mission de surveiller la pénétration chinoise et d’établir une nouvelle frontière qui garderait les Chinois loin des plantations de thé. À la fin de 1913, il avait exploré la plupart  de l’Himalaya en Assam et posé une borne frontière à côté de la borne chinoise de Walong. Cette expédition devait permettre d’établir une carte précise de la région qui servirait de base pour la définition de la future ligne McMahon.

Tandis que les Britanniques exploraient l’Assam, la révolution et l’avènement de la république en Chine eurent pour conséquence d’amoindrir dès 1912 l’influence de Pékin au Tibet et la pression sur l’Assam. La chute du gouvernement central entraîna des négociations entre l’Inde britannique, la Chine et le Tibet à la conférence de Simla en 1913-1914 pour définir la frontière orientale. Les Britanniques avaient pour ambition de transformer le Tibet en un vrai état tampon et le délégué britannique, Sir Henry McMahon, lança l’idée d’une deuxième zone tampon le long de la frontière sino-tibétaine. Il voulait diviser le Tibet comme la Mongolie l’avait été en 1911, entre la Mongolie intérieure sous influence chinoise et la Mongolie extérieure sous influence russe. Le Tibet intérieur aurait été placé sous l’autorité chinoise et le Tibet extérieur sous suzeraineté chinoise, mais avec une autonomie élargie et gouverné par le Dalaï-lama. Cependant, Pékin n’accepta pas cette idée de séparation alors que les Tibétains y étaient plutôt favorables. En avril 1914, McMahon poussa les Chinois à accepter un compromis sur cette base, mais ils refusèrent.

McMahon négocia séparément avec les Tibétains pour définir la frontière sur les lignes de crêtes de l’Himalaya de l’Assam selon la carte de l’expédition de 1911-1913. Cette ligne fut tracée avec un crayon à pointe épaisse et la frontière sur le terrain faisait plus de 24 kilomètres de largeur. Les détails de cet accord ne furent pas transmis aux Chinois et cette ligne McMahon ne fut jamais discutée avec eux. En conséquence, qu’ils soient du Guomindang ou du Parti communiste chinois, ils s’accordèrent pour dire que cette ligne McMahon n’était qu’une ruse britannique et qu’ils la considéraient comme illégale. Aussi, en avril 1914, ils refusèrent de signer tandis qu’en juillet 1914, McMahon et les Tibétains signèrent un accord en refusant aux Chinois le droit de le contester, mais les enjoignant quand même à le ratifier. Selon le nouveau tracé, Tawang faisait maintenant partie de l’Empire britannique et à l’est, la frontière était déplacée à Walong de 20 kilomètres vers le nord. Malgré le changement de souveraineté dans ces deux zones, les Tibétains continuèrent à les administrer. La convention de Simla ne fit qu’accroître la controverse autour du tracé de la frontière plutôt que de la régler. Les Chinois dénièrent toute validité à la conférence et rappelèrent que le gouvernement tibétain n’avait pas le pouvoir de signer un tel traité, rejetant l’idée d’indépendance du Tibet et leurs cartes des années 1930 affichaient toujours l’ancienne frontière dans l’Assam avec l’Himalaya partie intégrante du Tibet et donc de la Chine alors qu’a la même période les Britanniques utilisèrent la ligne McMahon pour définir la frontière sur leurs cartes officielles.

À la fin de 1936, les Tibétains administraient toujours Tawang et y prélevaient des taxes commerciales, les habitants se croyant toujours tibétains. En 1938, le gouverneur de l’Assam donna pour mission au capitaine Lighfoot d’affermir la souveraineté britannique en allant installer un avant-poste à Tawang, mais il dut se retirer sous les protestations des officiels locaux. Quand la Seconde Guerre mondiale éclata, aucune décision n’était prise quant à Tawang, mais la vulnérabilité de la frontière est de l’Inde britannique face aux armées japonaises décida la Grande-Bretagne à installer des avant-postes militaires dans la région pour marquer clairement la ligne McMahon et leur souveraineté. Dans la vallée de Dihang (au nord-est de l’Assam), des patrouilles avaient pour mission de renvoyer les percepteurs tibétains et dans la passe de Tawang, l’armée britannique construisit un autre avant-poste à Se-La. En 1947, ils en avaient disposé sur toute la ligne McMahon mais Tawang était encore majoritairement sous administration tibétaine.

L’Union indienne, menacée par une prise de pouvoir totale des Chinois au Tibet, constitua la NEFA pour administrer les frontières de l’Assam. La NEFA était directement contrôlée par le ministère des affaires étrangères indien et la capitale administrative fut établie à Tawang en février 1951, mettant fin à tout contrôle tibétain sur la ville. Les troupes indiennes commencèrent à patrouiller activement la région et découvrirent que la plupart des hauts pics se situaient au nord de la ligne McMahon, ils déplacèrent alors leurs avant-postes au nord de la ligne. En effet, pour l’Inde, la ligne de séparation devait se situer sur les points les plus hauts des montagnes alors que pour la Chine, les lits des rivières matérialisaient la séparation, l’Himalaya étant vu comme la frontière géographique et culturelle du Tibet.

Références

Références
1Une ville du Xinjiang.
2Lokzhung est un village du Ladakh au confluent de la rivière Nubra et Shyok.