Le dessous des cartes

Les influences étrangères

En dehors des discussions sino-indiennes, d’autres facteurs interviennent durant cette période.

Tout d’abord, les tensions deviennent de plus en plus fortes entre l’Union soviétique et la République populaire de Chine. Des différents frontaliers, hérités de l’expansion mandchoue qui s’opposait à l’expansion russe au 19ème siècle, persistent. Mais au milieu des années 1950, le Pakistan se rapproche des États-Unis et commence à recevoir de l’aide militaire américaine. Cela poussa Nehru à alléger sa politique de non-alignement et à chercher l’aide de l’URSS. Malgré le refroidissement des relations indo-soviétiques en 1956, consécutif aux événements de Hongrie, l’Inde continua de courtiser l’Union soviétique pour recevoir une aide militaire. Lors du conflit sino-indien en 1962, la Chine se heurtera à de l’équipement soviétique. Pendant la rencontre entre Mao Tsé-toung et Khrouchtchev à Pékin le 2 octobre 1959, Khrouchtchev l’aurait désigné comme le responsable des événements du Tibet.

Au milieu de l’année 1957, la CIA commença à fournir une assistance clandestine aux  rebelles dans la région du Kham au sud-est du Tibet. Cette assistance était limitée, environ 250 tonnes de munitions, équipements et vivres entre 1957 et 1961, mais l’opération de la CIA était surveillée par les services de renseignement de Pékin. Il semble que les autorités indiennes n’en avaient pas conscience en 1958 et 1959 et qu’ensuite elles aient fermé les yeux. Les Tibétains trouvaient refuge dans le nord de l’Inde, particulièrement à Darjeeling, Kalimpong et Gangtok, et supportaient les mouvements de résistance à l’intérieur du Tibet. Vis-à-vis du Pakistan, le 2 avril 1953, les Pakistanais se plaignent d’incursions chinoises à Hunza et l’année suivante, des cartes chinoises placent ce territoire comme faisant partie de la Chine. Le Pakistan était membre du pacte de Bagdad et allié des États-Unis. En novembre 1959, le Pakistan demande à la Chine que les deux pays définissent leur frontière ce qui sera fait le 2 mars 1963, entre-temps ils seront devenus alliés.

La perception chinoise

Dans cette confrontation, les Chinois pensaient que comme les Indiens avaient militairement occupé la NEFA à partir de 1951, ils avaient le droit d’en faire autant en Aksaï Chin. Jusqu’en 1959, lors de ses rencontres avec Nehru, Zhou Enlai prétextera systématiquement que les cartes chinoises contestées par New Delhi n’étaient que de vieilles cartes à corriger. Il voulait repousser l’affrontement à plus tard pour ne pas perdre l’appui de Nehru, le champion international de la cause chinoise. Parmi la communauté des chercheurs chinois, il y a un consensus comme quoi les racines du conflit se trouvent dans la tentative indienne de s’emparer du Tibet. L’histoire officielle de l’APL concernant cette période soutient que l’Inde souhaitait transformer le Tibet en un état tampon. L’objectif de Nehru était de créer un grand empire indien en Asie du Sud en comblant le vide laissé par le départ des Britanniques de la région. Le contrôle du Tibet était pour lui essentiel pour dominer l’Asie du Sud et le moyen le plus économique pour garantir la sécurité de l’Inde.

Une étude menée et publiée en 1993 par Xu Yan, professeur à la National Defense University de l’APL et un des historiens militaires les plus respectés de Chine, voyait Nehru comme le successeur de l’idéologie impérialiste britannique. Il cite Nehru et d’autres leaders du congrès qui pensaient que l’Inde devait diriger et organiser la région de l’océan indien. Lors du début de l’insurrection tibétaine à Lhassa le 10 mars 1959, les autorités indiennes ne détournèrent pas les yeux comme le leur demandait Pékin et la classe politique indienne, y compris Nehru, ainsi que les médias indiens exprimaient leur soutien aux révoltés tibétains. Pékin condamna plusieurs gestes indiens qui pouvaient être interprétés comme un soutien à la rébellion. Par exemple, la présence du consul général indien aux manifestations au début de l’insurrection, l’asile accordé au Dalaï-lama, avoir des contacts officiels avec le Dalaï-lama, lui permettre de rencontrer des médias étrangers, accepter les milliers de réfugiés en les concentrant dans des camps non loin de la frontière ou permettre des activités considérées comme antichinoise par Pékin (manifestation de soutien, campagne de presse, etc…). Tous ces actes étaient pour la Chine une ingérence dans ses affaires intérieures et renforçaient l’impression que Nehru voulait s’emparer du Tibet.

Après le début de la révolte tibétaine, le PCC décida de dissoudre le gouvernement local tibétain et de mettre en place sa propre administration et commencer la révolution. Le 25 mars 1959, des cadres du parti se rencontrèrent à Shanghai pour discuter de la situation. Mao Tsé-toung y voit la main de l’Inde, mais il décide de ne pas la condamner ouvertement pour l’instant. Le 19 avril, il ordonne à l’agence de presse Xinhua de commencer à lancer une campagne dénonçant l’expansionnisme indien au Tibet, il rédige lui-même les communiqués. Le 6 mai, de nouvelles condamnations sont formulées, accusant l’Inde de vouloir que le Tibet reste un état arriéré servant d’état tampon, mais ils sous-estimaient le poids de l’opinion publique et l’influence de l’opposition. En automne 1959, les leaders chinois étaient convaincus qu’il était nécessaire de négocier avec Nehru pour éviter d’égratigner leur prestige international, particulièrement auprès des communistes. De plus, ils prirent conscience que l’opposition indienne, qui militait pour que Nehru accepte l’aide américaine, poussait Nehru toujours plus à droite. Cela aurait été dangereux pour la Chine qui se serait retrouvée avec un arc proaméricain à sa porte. Il voyait toujours Nehru comme ayant un bon côté, anti-occidental, et un mauvais coté, antichinois, et en appelant à la négociation, Nehru s’éloignerait de la droite dure. Après la rencontre d’avril 1960, Zhou Enlai fut surpris de l’entêtement indien et la mise en place de la Forward Policy ne fit qu’accélérer la divergence.

La perception indienne

Le fait que les leaders chinois voient les efforts indiens comme une tentative de s’emparer du Tibet ne veut pas dire que ces affirmations sont vraies. Indiscutablement, le gouvernement indien essayait d’influer sur les affaires intérieures du Tibet, de même que sur les relations entre le gouvernement tibétain et le gouvernement central de Pékin. La question qui se pose est sur les motivations et les buts qui étaient derrière ces actions. Nehru cherchait un compromis sur le Tibet entre le respect d’une autonomie tibétaine par les Chinois et la reconnaissance de la souveraineté chinoise sur le Tibet. Ce compromis aurait, selon Nehru, permis une coopération accrue entre l’Inde et la Chine en faveur des pays en voie de développement et aurait contrebalancé l’influence des deux grands (USA, URSS). Nehru pensait qu’en démontrant l’accord de l’Inde sur la présence chinoise et sur le contrôle militaire du Tibet par l’APL en même temps qu’appuyer la RPC sur la question de Corée, son admission à l’ONU, le transfert de Taïwan à la RPC, la Chine pourrait sortir gagnante d’une coopération sino-indienne. Les deux leaders asiatiques pourraient créer un nouvel axe sur l’échiquier politique mondial. À terme, Nehru espérait que la Chine pourrait récompenser l’Inde en accordant une autonomie accrue au Tibet.

Nehru a plusieurs fois déclaré publiquement que le Tibet faisait partie de la Chine et que cette question était une affaire intérieure chinoise. Après la fuite du Dalaï-lama en Inde en 1959, Nehru a demandé au leader tibétain d’éviter de parler d’indépendance, mais plutôt d’autonomie. L’Inde a refusé d’apporter son soutien à un appel tibétain à l’ONU en 1959 et en 1960 comme il l’avait fait en 1950. Même quand les États-Unis ont déclaré en février 1960 qu’ils pensaient que le principe d’auto détermination devait s’appliquer au peuple tibétain, l’Inde n’avait pas accueilli avec joie cette annonce. Depuis le milieu des années 1950, Nehru s’imaginait que Zhou Enlai avait bien compris le lien culturel qui unissait l’Inde au Tibet, mais après l’insurrection de mars 1959 et l’anéantissement de toute autonomie tibétaine, la Chine avait cassé l’accord de 1954. Pékin avait encore sa part du marché (reconnaissance indienne de la souveraineté chinoise sur le Tibet) mais n’avait pas respecté la part indienne (autonomie tibétaine). Seulement sous la pression de l’opinion publique indienne, Nehru commença à adopter une attitude plus sympathique envers le Dalaï-lama, et la résistance tibétaine, et milita pour un retour à une situation pré-1959, et non pré-1949.

De plus, Nehru voulait minimiser la menace militaire que pouvaient représenter les forces armées chinoises, présentes en nombre au Tibet. Pour cela, il militait pour l’autonomie. La politique d’amitié avec la Chine devait permettre, selon lui, de maintenir une faible présence militaire au Tibet. Quant aux déclarations des dirigeants chinois comme quoi Nehru sympathisait avec le système politique féodal du Tibet, elles semblent fausses, car Nehru était un socialiste, séculariste et agnostique. Il avait peu de sympathie pour un système qu’il jugeait réactionnaire et avait conscience d’une nécessité de réformes dans les structures de gouvernance tibétaine et voyait avec sympathie les réformes entreprises au milieu des années 1950 par le Parti communiste chinois.

La tension ne fit que s’accroître tout au long de l’année 1959. En 1958, Nehru aurait refusé de porter du crédit à une lettre du Premier ministre birman, Ba Swe, lui indiquant qu’il fallait être prudent dans ses négociations avec Zhou Enlai[1]Rapport de la CIA, section 1, p. 11, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf. Peu avant le début de la révolte, des officiels Indiens avaient déclaré le 13 janvier 1959 à des Américains résidant à Hong Kong que l’Inde commençait à voir la Chine communiste sous un angle nouveau, que Nehru avait réalisé qu’il devait réviser sa politique vis-à-vis de la Chine communiste, mais le plus doucement possible[2]Rapport de la CIA, section 1, p. 18, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf.

Références

Références
1Rapport de la CIA, section 1, p. 11, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf
2Rapport de la CIA, section 1, p. 18, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf