Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan, la mainmise des talibans sur une vaste zone du pays tandis que le contrôle de plus de 200 districts est disputé entre les forces gouvernementales, les talibans et d’autres factions fait craindre que le pays sombre à nouveau dans la guerre. Source d’instabilité pour les pays de la région, Chine, Inde et Russie en tête alors que le Pakistan risquerait de se retrouver prisonnier des enjeux géopolitiques de la politique intérieure afghane, quelles sont les positions des principaux acteurs, mais aussi de l’Union européenne ?
Les conditions du retrait américain
Pressée de mettre fin au plus long conflit de l’histoire américaine, l’administration américaine avait signé en février 2020 un accord avec les talibans. Prévoyant un retrait sous 14 mois en échange de l’arrêt des attaques, des attentats et l’ouverture de pourparlers avec le gouvernement de Kaboul, il faisait également des talibans la principale force politique afghane. Ce retrait, validé par l’administration Biden, qualifié de « précipité » par la Chine qui dénonçait auparavant la présence américaine en Afghanistan, inquiète les pays de la région. Pourtant, l’accord entre les États-Unis et les talibans laissait entrevoir la possibilité que les discussions prévues entre le gouvernement central et les talibans fassent de ces derniers une force politique comme une autre, puissante, mais acceptant de se soumettre au système électoral afghan. Sauf que les talibans, sûrs de leur force, boycottent les pourparlers avec Kaboul et qu’aucune solution politique ne semble se profiler à court terme.
Pour autant, devant le non-respect de l’accord par les talibans, comme la capture du poste-frontière de Kunduz en juin 2021 sur la route stratégique entre l’Afghanistan et le Tadjikistan, Washington rappelle que les États-Unis seront au côté du gouvernement afghan. Ainsi, certaines troupes resteront stationnées sur le sol afghan, à la fois pour assurer la sécurité des ambassades, mais aussi celle de l’aéroport de Kaboul avec l’aide de militaires turques. Néanmoins, les talibans sont loin d’être la seule force qui s’oppose à la fois à la présence occidentale et au gouvernement central. L’État islamique, par des actions terroristes, rappelle qu’il est un acteur sur lequel il faut compter. Début mai, l’attentat attribué à l’EL contre le lycée Sayed Ul-Shuhada, situé dans un quartier chiite de Kaboul, a causé la mort d’au moins 85 personnes, en majorité des filles.
Pékin, entre opportunités et inquiétudes
La chute des talibans en 2001, suite à l’invasion américaine, avait été accueillie favorablement par la Chine. Les talibans représentaient une source d’instabilité pour Pékin qui soutenait la résolution de l’ONU appelant à la formation d’un nouveau gouvernement et à la lutte contre les réseaux terroristes présents sur le sol afghan. Habituellement opposée à toute ingérence étrangère, la fin de règne des talibans servait les intérêts de Pékin, car elle privait de base-arrières les groupes appelant à l’autonomie des ouïghours, responsables des troubles dans sa province du Xinjiang.
Alors que la Chine est critiquée en raison du statut des ouïghours, le retrait américain et le retour des talibans pourraient de nouveau offrir un sanctuaire à ses opposants, forçant Pékin à renforcer son dispositif sécuritaire dans la région alors qu’elle doit déjà surveiller la situation sur la frontière sino-indienne, en mer de Chine méridionale et dans le détroit de Taiwan. De plus, un retour à l’instabilité menacerait ses investissements dans le pays. À la fois ceux de la Belt and Road Initiative mais aussi ceux de l’accord économique entre la Chine et le Pakistan, le China-Pakistan Economic Corridor (CPEC). Bien que situé sur le territoire Pakistanais ainsi que dans la partie du Cachemire contrôlée par Islamabad, le CPEC traverse les « zones tribales » (Federally Administered Tribal Areas, FATA) ou les talibans comptent de nombreux partisans. Reliant la Chine aux ports pakistanais de Karachi et de Gwadar, c’est un des projets phares de la BRI qui ne peut être remis en question.
Ainsi, Pékin a engagé des discussions avec les talibans en septembre 2019 tout en renforçant son dialogue avec le gouvernement de Kaboul. Comme le déclarait en avril 2021 le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, il s’agit de « faire avancer de façon substantielle les négociations inter-afghanes et [de] se féliciter du retour des Talibans dans le courant politique dominant ». L’objectif pour Pékin est que le pays ne devienne ni un nouveau refuge pour les réseaux djihadistes internationaux, ni que ses investissements dans la région ne soient inquiétés.
Le Pakistan tiraillé
Islamabad devra composer entre son soutien historique aux talibans, mais aussi avec les volontés de son allié chinois qui lui fournit un appui économique précieux. Dépendant des prêts souscrits auprès du FMI (6 milliards de dollars en 2019 et 500 millions de dollars récemment), les projets de la Belt and Road Initiative représentent plus de 60 milliards de dollars d’investissement dans l’économie pakistanaise. Karachi doit, avec le CPEC, devenir un port stratégique pour le développement économique de l’Asie centrale, tout comme celui Gwadar au Baloutchistan.
Ainsi, la stabilité de l’Afghanistan est primordiale pour le Pakistan, que ce soit économiquement, car, en plus des raisons déjà évoquées, une nouvelle vague de réfugiés l’affaiblirait davantage, mais également pour des raisons de politique intérieure. Premièrement, le pays doit compter avec la montée du radicalisme religieux et, deuxièmement, il n’est pas écrit que la relation entre les talibans et le gouvernement pakistanais soit la même qu’auparavant. Afin de s’affirmer comme une force politique crédible aux yeux des pays voisins, les talibans ne peuvent être assimilés à des pantins aux mains d’un pays étranger comme ce fut le cas dans le passé.
Pour l’Inde et l’UE, défendre au mieux les acquis démocratiques, mais aussi leurs intérêts
Dans le cas où les talibans seraient maîtres de Kaboul, ils pourraient apporter leur soutien au réseau Haqqani ainsi qu’aux groupes Lashkar-e-Taiba et Jaish-e-Mohamed, déjà présents sur le sol afghan, aggravant ainsi les troubles dans la région du cachemire. Mais l’Inde a investi près de 3 milliards de dollars en Afghanistan depuis 2001 et elle cherche, comme la Chine, à protéger ses intérêts. C’est dans cette optique qu’elle s’est engagée dans un dialogue avec les talibans le 8 juin 2021 au Qatar, ce qu’elle avait évité de faire jusqu’ici. Delhi se retrouve dans une situation délicate, car le gouvernement central est de plus en plus affaibli, mais dans le même temps, elle ne peut concevoir ni accepter, que les talibans redeviennent les seuls maîtres de l’Afghanistan.
En cela, l’Union européenne et l’Inde partagent la vision d’un Afghanistan dirigé par un gouvernement représentatif des différents courants politiques, « respectant les droits de l’homme et les droits fondamentaux des afghans, y compris des femmes, des jeunes et des minorités » comme ils l’ont affirmé conjointement en mai 2021 lors d’une rencontre entre le Haut représentant Josep Borrell et le ministre indien des Affaires extérieures, S. Jaishankar. Les deux parties ont récemment rappelé leurs positions, au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai pour l’Inde, et à Tachkent le 1er juillet 2021 pour l’UE lors d’une réunion avec les pays d’Asie centrale à laquelle l’Afghanistan était invité.
La Russie et l’Afghanistan
Moscou n’a pas attendu l’annonce du retrait des troupes américaines d’Afghanistan pour établir un mécanisme de dialogue entre Kaboul, Pékin et Islamabad, le « Moscow Format ». Il s’agissait de discuter de la détérioration de la situation sécuritaire dans le pays et particulièrement de la montée en puissance de l’État islamique. Même si ces consultations n’ont pas connu le succès escompté, elles démontrent la volonté de la part de la Russie de s’impliquer pour la stabilité, et surtout la neutralité, d’un pays qu’elle connait bien et qui fut le premier à reconnaitre l’Union soviétique. Pour cela, elle n’a jamais nié avoir entamé des discussions directement avec le mouvement des talibans. Assurer au mieux la stabilité de l’Afghanistan, c’est également assurer celle de toute l’Asie centrale avec qui Moscou est liée par plusieurs traités, dont celui de la Communauté des États Indépendants ou celui de l’Organisation de Coopération de Shanghai.
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Ainsi, les pays frontaliers de l’Afghanistan, tout comme l’Inde, la Russie et l’UE, espèrent que le retrait américain n’aboutira pas à une nouvelle guerre civile entre les nombreuses factions afghanes, un conflit qui déstabiliserait la région et menacerait leurs intérêts. S’ils diffèrent selon les pays, la plupart des parties concernées ont choisi de s’engager dans un dialogue avec les talibans, et ce, malgré le fait que ces derniers aient rompu les négociations de paix intra-afghanes. Devant la menace de l’État islamique et sans vouloir s’engager plus que diplomatiquement en y déployant des troupes pour y remplacer les soldats de la coalition internationale, la realpolitik ne laissait d’autres alternatives que de choisir le lesser of two evils.
Pour aller plus loin (en anglais) :
U.S.-backed Afghan peace conference in Turkey postponed over Taliban no-show -sources
Resolution 1378 (2001) Adopted by the Security Council at its 4415th meeting, on 14 November 2001
Explained: What after US exit from Afghanistan?
Senior Qatari diplomat says Indian officials engaged in talks with Taliban
Global Times | Symposium marking SCO’s 20th anniversary held in Shanghai
Press release on trilateral consultations on Afghanistan in Moscow