Vers une Forward policy 2.0 sur la frontière sino-indienne ?

Mi-juin 2021, à l’approche du premier anniversaire de Galwan, des questions se posaient de part et d’autre de la frontière sino-indienne sur la capacité de l’Inde et de la Chine à dépasser les conséquences de l’affrontement alors que des tensions perdurent dans différents domaines. Malgré plusieurs rencontres entre militaires, le tracé de la Line of Actual Control reste, comme en 1962, flou. Tandis que des infrastructures sont bâties de part et d’autre, que des moyens supplémentaires y sont déployés, le sommet de l’OCS en juillet a permis aux ministres de la Défense indien et chinois d’échanger.

Les relations sino-indiennes, de Wuhan à Wuhan

Au début de l’année 2020, alors que la Chine faisait face à la propagation de la pandémie et que les autres pays n’étaient pas encore affectés aussi durement, le monde put constater sa dépendance aux exportations chinoises. Plusieurs pays, comme l’Inde, y virent une opportunité, celle de relancer leur production locale afin de ne plus dépendre des chaines d’approvisionnements chinoises, voire les supplanter. Sur le plan diplomatique, l’Inde intensifia ses efforts envers les pays de la région indopacifique, particulièrement ceux situés en Asie du Sud-Est par l’entremise de sa Look East Policy. Sur le plan intérieur, par un dirigisme économique, le gouvernement indien tenta de diminuer l’influence des entreprises chinoises sur son économie, mais à la fin de l’année 2020, la Chine restait le premier partenaire commercial de l’Inde, et ce, malgré les conséquences de l’affrontement de Galwan. Seul point positif pour le gouvernement indien, une diminution du déficit de la balance commerciale malgré une augmentation des échanges de 16% entre la Chine et l’Inde.

Alors qu’en 2018, le sommet bilatéral de Wuhan permettait de croire qu’un élan d’optimisme allait améliorer durablement la relation sino-indienne avec le concept « China India Plus », la même ville de Wuhan sera, moins de deux ans plus tard, à l’origine d’une profonde crise de confiance entre les deux grandes économies asiatiques. Est-ce une assurance excessive de la part des responsables militaires indiens locaux, devant un supposé affaiblissement d’une Chine ravagée par la Covid, qui est l’origine de l’affrontement, et ce, alors que les troupes chinoises étaient au-delà de leur propre délimitation de la Line of actual control ? Ou alors une situation qui dans un autre contexte n’aurait pas dégénéré, des patrouilles s’étant déjà croisées sans que plusieurs dizaines de personnes ne meurent. Les États-Unis de Trump profiteront de cet épisode pour dénoncer « l’attitude incroyablement agressive » de la Chine, que ce soit au Ladakh, mais également dans d’autres zones de tensions comme la mer de Chine méridionale ou Taiwan.

Avec pour conséquence de renforcer l’implication de l’Inde dans le développement du QUAD, sans pour autant abandonner les autres arrangements multilatéraux auxquelles elles participent, y compris avec la Chine. Malgré cette ambiance délétère, les deux parties, au niveau des responsables locaux pour l’instant, se sont rencontrées douze fois afin de définir une feuille de route pour parvenir à un désengagement progressif sur la LAC, édicter les règles à suivre pour éviter que tout mouvement de troupes ne soit à l’origine d’un nouvel affrontement et discuter des « remaining issues ».

Quelques avancées au niveau de la Line of Actual Control….

En effet, malgré le retrait opéré en février autour du lac Pangong, l’APL occupe toujours des territoires situés dans la zone de contrôle indienne de la LAC au Ladakh : Depsang Plains, Kugrang Valley, Hot Spring-Gogra et Charding Nala. Néanmoins, la douzième session de négociation entre les commandants militaires au Ladakh qui s’est tenue le 31 juillet a permis d’établir un protocole de retrait pour les troupes présentes dans la région de Gogra depuis mai 2020, plus précisément au point de patrouille 17a. Elles doivent se replier sur leurs bases permanentes et procéder à la destruction de toutes leurs structures temporaires. Ces mouvements de troupes se sont déroulés le 4 et le 5 aout, sans incident, amenuisant quelque peu les tensions dans l’est du Ladakh.

…mais de vastes projets d’infrastructures…

Afin de ne pas répéter les erreurs commisses en 1962, le gouvernement indien a pris conscience, bien avant Galwan, du manque cruel d’infrastructures (routes, ponts, bases avancées) et de moyens de surveillance de la Line of actual control, moyens pourtant indispensables au contrôle de la zone et à la conduite plus fréquente de patrouilles afin d’y observer le déploiement de l’APL. Il s’agit de pouvoir intervenir plus rapidement et dépêcher des renforts si besoin, y compris aériens.

Ainsi, début juillet, le ministre de la défense indien, Rajnath Singh, (et non celui du transport routier) était en déplacement au Ladakh pour inaugurer plusieurs ponts qui font partie d’une série de 63 ouvrages construits pour faciliter les déplacements sur toute la frontière nord, dont 11 au Ladakh, 8 au Sikkim et 29 en Arunachal Pradesh. Par exemple, au Ladakh, un pont de 50 mètres de long permet à la route entre Leh et Loma d’assurer le transport de systèmes d’armements lourds, y compris des tanks. Il s’agit de rattraper un retard conséquent pris par l’Inde dans le renforcement de sa frontière, en comparaison avec la Chine qui a initié des programmes de développement similaires il y a déjà plus de 20 ans, que ce soit sur sa frontière ou en construisant la Karakoram Highway entre la Chine et le Pakistan. C’est un changement radical de l’approche indienne alors qu’en 2010, le ministre de la Défense A.K. Anthony pensait que l’absence d’infrastructures dans ces régions très éloignées était plutôt dissuasif et rendait la zone inhospitalière, les Ardennes au Ladakh en quelque sorte…

Désormais, en plus des ponts, l’Inde accélère la construction d’une voie ferrée qui « rapprocherait » le Sikkim du reste du pays. Commencé en 2009, le projet doit, comme les ponts sur la frontière sino-indienne, favoriser les échanges, mais également permettre le déploiement rapide de renforts dans la zone. L’armée indienne s’est également entrainée à la construction de bâtiments temporaires qui doivent permettre à plusieurs dizaines de militaires de survivre plusieurs semaines par des températures pouvant atteindre de – 35 à – 40 degrés Celsius. Dans l’Arunachal Pradesh, où les voies de communication restent vulnérables, l’armée indienne envisage de construire un tunnel sous le fleuve Brahmapoutre. D’une longueur de 12 à 15 kms, il faciliterait la aussi le transport de troupes comme le fait celui d’Atal dans l’Himachal Pradesh.

… et un renforcement des moyens

Du côté chinois, alors que de nombreuses armes lourdes y ont déjà été stationnées, Pékin a décidé de répondre aux démonstrations de force de l’Indian Air Force par le déploiement de batteries antiaériennes HQ9, mais également par un renforcement des forces aériennes. En effet, les cinq aérodromes proches de la zone disputée du Ladakh sont agrandis, modernisés et sont désormais capables d’accueillir aussi bien des chasseurs que des bombardiers lourds H6.

Quant à l’Inde, grâce à ses bases aériennes d’Ambala et d’Hasimara, l’Indian Air Force peut compter sur ses nouveaux Rafales et sur ses SU-30MKI présents dans les bases de Tezpur et Chabua. Les moyens héliportés sont eux aussi renforcés avec les hélicoptères d’attaque Apache et les hélicoptères de transport Chinook et Mi-17. Afin d’assurer la surveillance de son espace aérien, l’IAF a construit l’une des tours de contrôle les plus en altitude au monde tandis que l’Indian Army a mobilisé au Ladakh des blindés capables d’opérer à plus de 4000 mètres d’altitude, des T-90 Bhishma et des T-72 Ajay.

En conclusion, bien que le processus de désengagement sur la LAC soit lent, il se poursuit, mais on peut constater qu’une nouvelle forme de forward policy s’est mise en place sur la frontière sino-indienne. À la différence de celle conduite en 1961, il ne s’agit pas de progresser par la construction de postes de plus en plus avancés, mais plutôt d’offrir au gouvernement indien à la fois les capacités de réagir en cas de nouvel incident et dissuader l’APL de s’aventurer au-delà de la Line of Actual Control, que ce soit au Ladakh ou dans l’Arunachal Pradesh.

Dans les deux cas, le relent nationaliste n’est pas très loin, mais aucune des deux parties n’a intérêt à ce que la situation s’envenime. C’est pourquoi, en marge de la dernière rencontre de l’Organisation de Coopération de Shanghai, les ministres de la Défense de part et d’autre ont échangé directement. Si les positions n’ont pas vraiment évolué depuis 60 ans, l’Inde souhaitant que la question frontalière soit réglée dans son ensemble tandis que la Chine préfère la laisser de côté afin de ne pas impacter la relation et le commerce bilatéral, le poids de la Chine et de l’Inde dans l’économie mondiale a changé la donne. Les deux géants asiatiques doivent, encore plus qu’auparavant, maintenir un équilibre fragile entre sagesse et détermination.

Pour aller plus loin (en anglais)

Incredibly aggressive action, says Mike Pompeo on China’s moves in Ladakh

Ladakh Standoff: Govt Says Disengagement With China Now Complete in Gogra Heights

Unabating tension with China spurs India’s border infrastructure efforts

Concerns as India builds rail network in remote state near China

Indian Army builds Fast Erectable Modular Shelters near LAC in just one week

Indian Army planning to make tunnel under Brahmaputra river: Himanta Biswa Sarma

IAF vs PLAAF in Eastern Ladakh

Les forces aériennes chinoises renforcent leurs positions face à l’Inde

India to upgrade air operations capability in eastern Ladakh

IAF builds one of the world’s highest mobile ATC towers in Ladakh

Indian Army tank regiments prepared for operations in high altitude areas of Eastern Ladakh

Rajnath Singh may meet Chinese counterpart ahead of military talks