États membres et Asie

Stratégie française en Indopacifique

La France rappelle les grandes lignes de son livre d’orientations stratégiques pour la région Indopacifique publié en 2019, faisant sienne la notion qui remplace

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Le triangle France-Inde-Émirats arabes unis, genèse d’une alliance de raison ?

Delhi et Paris partagent la vision d’une indopacifique libre et ouverte, un constat régulièrement mis en avant lors de leur échange diplomatique. Mais la notion même d’indopacifique est très large, s’étendant géographiquement jusqu’aux abords du golfe persique. Et dans cette région, la France et l’Inde ont tissé de solides relations avec un pays, les Émirats arabes unis. Alors que le conflit autour du Qatar s’est adouci, qu’Israël est diplomatiquement plus proche d’une partie du monde arabe, il reste en suspend la question du nucléaire iranien et du rôle de Téhéran dans le golfe ainsi qu’en Afghanistan.

La coopération entre l’Inde et la France

Dans le contexte des tensions sino-indiennes et du soutien apporté à l’Inde par la France, c’est la coopération dans le domaine de la défense qui peut être mis en avant. Les deux pays sont de grandes démocraties, mais le rapprochement franco-indien est aussi dû à des intérêts communs. Pour l’Inde, il s’agit d’obtenir l’assistance extérieure d’un pays disposant d’une expertise non négligeable dans l’industrie de défense ; pour la France, c’est un nouveau marché qui s’ouvre pour l’exportation, et pas uniquement dans le domaine de l’armement.

Récemment, Hindustan Aeronautics Limited (HAL) et Safran ont signé un Memorandum of Understanding[1]Safran and HAL sign MoU on military engine collaboration qui va permette à la joint-venture créée en 2005[2]Safran Aircraft Engines HAL AEROSPACE PVT LTD – Safran Aircraft Engines HAL Aerospace Pvt Ltd de développer et produire un moteur destiné soit aux rafales qui pourraient être produits en Inde avec comme motorisation le M88 de Safran, soit un moteur pour le programme Advance Medium Combat Aircraft, un chasseur bombardier de 5ème génération dont veut se doter l’Inde.

Alors que les 36 rafales acquis par l’Inde sont progressivement intégrés à l’Indian Air Force, le 20 janvier a débuté pour cinq jours un exercice entre l’Armée de l’Air et de l’Espace et l’Indian Air Force sur la base de Jodhpur au Rajasthan[3]Indian, French air forces to conduct 5-day joint military drill near Jodhpur from January 20. Peu de temps après cet exercice qui a impliqué 5 Rafales français en provenance de Djibouti ainsi qu’un avion ravitailleur Airbus KC-30A Multi Role Transport Tanker, trois rafales indiens ont effectué un vol sans escale depuis la France à destination de la base d’Ambala en Inde. C’est grâce au soutien apporté par un pays proche à la fois de l’Inde et de la France que ce vol de huit heures put se faire.

En effet, c’est un ravitailleur MRTT de l’United Arab Emirates Air Force appartenant aux EAU qui a procédé à deux ravitaillements en vol. Les Émirats arabes unis, qui sont pour la France un partenaire de premier plan dans la région du golfe persique, se sont également rapprochés de l’Inde depuis l’élection de Narendra Modi en 2014.

L’Inde et les pays du Golfe

Tandis que se profile la réconciliation entre le Qatar et ses voisins suite à la fin le 5 janvier 2021 du blocus économique et de l’embargo diplomatique, la région du golfe persique a depuis quelques années pu constater l’arrivée d’un nouvel acteur, l’Inde. En plus de pouvoir compter sur une diaspora présente depuis plusieurs décennies dans la région, particulièrement à Dubaï, les relations entre l’Inde et la région du golfe ont radicalement changé depuis les années 1990. Alors que l’Inde, qui a cette période était encore le deuxième pays musulman du monde, établit des relations diplomatiques avec Israël en 1991, les pays du golfe restent marqués par les émeutes de Meerut dans l’Uttar Pradesh en 1986 pendant lesquelles de nombreux musulmans et hindous ont perdu la vie[4]Hindu-Muslim communal riots in India II (1986-2011) ainsi que par la destruction de la mosquée Babri Masjid d’Ayodhya en 1992 et des nouvelles émeutes qui ont suivis. L’image de l’Inde parmi les membres du Gulf Cooperation Council (GCC) était alors très mauvaise, d’autant qu’elle était plutôt proche de l’Irak pendant la première guerre du Golfe.

L’arrivée de Narendra Modi

Quand en 2014, ce fut Narendra Modi qui remporta les élections générales en Inde, les dirigeants du golfe étaient plutôt dans l’expectative. Ancien Premier ministre du Gujarat pendant les émeutes qui firent des centaines de morts parmi la communauté musulmane en 2002, accusé d’avoir incité les pogroms antimusulmans, le postulat de départ n’était pas idéal. Cependant, cela faisait quelques années déjà que l’Inde se rapprochait des pays de la région et Narendra Modi saura en profiter. La visite du Président indien Abdul Kalam aux Émirats arabes unis en 2003 puis la visite du dirigeant saoudien à New Delhi en 2006 ont renforcé les liens entre ces deux pays et l’Inde, tout comme la normalisation des relations entre Israël et certains pays du golfe a donné un peu de latitude à la diplomatie indienne.

Aujourd’hui, la région est un des principaux partenaires commerciaux de l’Inde et 7.5 millions d’Indiens y travaillent, transférant plus de 55 milliards de dollars par an en Inde. Lors d’un sommet du GCC en 2015, le ministre indien des Affaires extérieures proposera l’établissement d’une zone de libre-échange avec l’Inde tandis que Narendra Modi sera le premier dirigeant indien à visiter Israël en 2016. Il  se rendra aussi par deux fois dans les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, l’Iran, le Qatar, la Jordanie et Ramallah pendant son premier mandat, recevant les plus hautes distinctions honorifiques en Arabie Saoudite, King Abdulaziz Sash en 2016[5]Modi conferred highest Saudi civilian honour et aux Émirats arabes unis, Zayed Medal, en 2019.

Ce rapprochement aura été facilité par les possibilités commerciales, les besoins en hydrocarbure de l’Inde étant appelés à croitre tandis que les États-Unis ont la possibilité désormais d’être autosuffisant dans ce domaine. Néanmoins, l’Inde doit également composer avec l’Iran, un pays avec qui les relations sont fluctuantes, mais dont les prétentions régionales ont favorisé une convergence de vue entre Israël et les pays du golfe. La France, pays fondateur du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) auquel les États-Unis vont de nouveau participer, doit avec les autres pays signataires de l’accord (Royaume-Uni, Allemagne, Russie, Chine, UE) trouver un terrain d’entente avec un Iran en pleine année électorale.

Les relations indo-iraniennes

Une rencontre à l’initiative de l’Inde

Début février, à l’occasion du salon Aeroindia 2021 et de la première rencontre des ministres de la Défense de l’Indian Ocean Region (IOR), le ministre de la défense iranien était en déplacement en Inde, une première depuis 40 ans. Après une rencontre en septembre 2020, le général de brigade Hatama a de nouveau échangé avec son homologue, Rajnath Singh, dans un contexte tendu. En effet, quelques jours avant la visite du ministre iranien, une bombe de faible intensité a explosé à proximité de l’ambassade d’Israël à Delhi, 29 ans jour pour jour après l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays.

Une lettre adressée à l’ambassadeur d’Israël en Inde, Ron Malka, signée par un groupe du nom de Sarallah India Hezbollah, et retrouvée à proximité affirme que l’explosion était un acte de représailles pour venger la mort du général iranien Soleimani et du scientifique nucléaire Mohsen Fakhrieadeh. Ainsi, les regards se tournent vers l’Iran….[6]Iran link emerges in Israel embassy attack probe despite false flags: Cops

Cela complique quelque peu la diplomatie indienne qui doit louvoyer entre Israël, les capitales du Golfe et l’Iran. Si ce dernier a su fédérer contre lui tout son environnement régional, l’Inde a des intérêts à défendre en Iran, aussi, elle cherche à maintenir un équilibre fragile. Elle l’a montré en 2019 avec sa participation à des exercices maritimes avec les flottes russe et iranienne. Néanmoins, les relations ont progressé plus vite avec les autres partenaires régionaux qu’avec l’Iran, et ce pour plusieurs raisons.

Pourquoi l’Iran reste important pour l’Inde ?

L’objectif de l’Inde reste de développer le port de Chabahar, comme la Chine a développé celui de Gwadar au Pakistan, mais, malgré la fourniture récente d’équipements portuaires[7]Iran in India, le projet avance doucement d’autant plus que l’Inde, qui devait participer à la construction d’une ligne de chemin de fer reliant Chabahar à Zahedan à la frontière afghane, a été éjectée du projet et remplacée par la Chine. Aujourd’hui, la Chine envisage d’investir 400 milliards de dollars en Iran sur une période de 25 ans, marginalisant ainsi Delhi[8]Iran drops India from Chabahar rail project, cites funding delay. Pour l’Iran, les investissements chinois sont une opportunité économique qu’elle doit saisir, la Chine faisant fi des menaces de sanctions américaines contre les compagnies qui commerceraient avec l’Iran, à la différence de l’Inde qui prend en compte ce risque de sanctions.

Pourtant, outre les besoins en hydrocarbure et malgré ces revers pour la diplomatie indienne, Delhi maintient son objectif d’établir une relation forte avec l’Iran et la question afghane n’y est pas étrangère. Tandis que les talibans, l’État d’Afghanistan et les États-Unis négocient un retrait des troupes américaines présentes sur le sol afghan, Téhéran s’est invité dans le « débat ». Si l’Iran et les talibans pressent pour un retrait américain, c’est une des rares choses qu’ils ont en commun et qui est ressorti de leur récente visite à Téhéran[9]Iran hosts Afghan Taliban leader as peace talks stalled. En y déployant des vétérans de la guerre en Syrie, la brigade Fitimiyoun, l’Iran veut limiter l’influence des talibans, et donc du Pakistan. Ce qui ne peut que servir les intérêts indiens si Delhi choisit d’investir massivement dans l’économie afghane en contrepartie.

Le JCPoA

L’Union européenne et la Chine, par la voie de communiqués à la teneur différente, présentent leur vision du JCPoA. L’UE s’inquiète de la reprise de l’enrichissement et espère que toutes les conditions soient rapidement réunies pour un retour rapide des États-Unis dans l’accord[10]Iran: Declaration by the High Representative on behalf of the EU on the Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA), following latest Iranian activities tandis que la Chine, par la voie de son ministre des Affaires étrangères, propose quatre suggestions pour une reprise immédiate des pourparlers, et ce, sans conditions, demandant la levée immédiate des sanctions pesant sur le pays [11]Wang Yi Proposes Four Suggestions on Iranian Nuclear Issue.

Quel intérêt pour une coopération accrue entre la France, l’Inde, et les EAU ?

Définis dès 2017 comme des « partenaires clés pour la France » par le Ministère des Armées[12]Inde, Emirats arabes unis : deux partenaires clés pour la France, l’Inde et les Émirats arabes unis ont également tissé des liens très fort entre eux. Plus qu’une coopération militaire, la proximité des Émirats avec l’Iran peut faciliter la reprise des discussions sur l’accord nucléaire. Ce fut l’un des deux pays, avec le Qatar, à fournir de l’aide à l’Iran pour affronter la pandémie de Covid-19 qui sévit durement dans le pays. La distance prise par les EAU envers le Pakistan (voir l’affaire du prêt) ainsi que les déclarations des dirigeants pakistanais à l’encontre du Président Macron après l’assassinat de Samuel Paty marginalise un peu plus le Pakistan dans la région, ne lui laissant que la Chine comme bouée économique.

Cependant, l’Inde, qui n’avait pas invité les EAU à la rencontre des ministres de la Défense de l’Indian Ocean Region (IOR), indique par là qu’elle préfère garder une marge de manœuvre dans ses rapports avec l’Iran. Ainsi, ces trois pays pourraient faciliter la reprise du JCPoA mais c’est principalement avec la naissance d’une coopération militaire tripartite que la France pourrait peser durablement dans la région, étant elle aussi un pays de l’Indian Ocean Region, surtout si les EAU choisissent le Rafale en 2022. C’est un mariage de raison pouvant offrir de belles perspectives pour renforcer l’influence française dans l’Indian Ocean Region avant, peut-être, de faire de même dans une autre région d’indopacifique si l’Indonésie choisit elle aussi le Rafale.

Pour aller plus loin (en anglais) :

India to host Indian Ocean Region defence ministers’ one-day meet

The India and France bonhomie has potential for expansion with the Gulf

UAE Air Force to help 3 Rafale fighters reach India, 7 more in April

Re-thinking Gulf Security

Analysing Iranian Defence Minister’s visit to India

How Modi turned the Gulf to his favor

Secretariat General of the Gulf Cooperation Council